La dernière fois que j’ai parlé à Angel Gates, l’interprète principale de Balmoral Hotel, c’était au mois d’août 2022, juste avant sa mort.

Angel m’avait envoyé un message pour me dire à quel point elle chérissait notre amitié et particulièrement notre film Balmoral Hotel. J’étais alors en train de me préparer pour mon mariage et je lui avais appelé un taxi, qui devait passer la prendre chez elle, dans le Downtown Eastside – quartier tristement connu sous le nom du « code postal le plus pauvre du Canada ».

Malheureusement, elle n’a jamais pris le taxi.

Angel et moi nous connaissions depuis dix années, au cours desquelles elle n’a jamais cessé de se battre pour les plus vulnérables. Jusqu’à son dernier souffle, Angel a défendu corps et âme les droits des personnes usagères de drogues et travailleuses du sexe et ceux des Autochtones 1. Nos nombreux films ne représentent qu’une infime partie de l’engagement envers la justice sociale décoloniale dont elle a fait preuve tout au long de sa vie.

En 2015, nous avons collaboré pour un court métrage de danse, Balmoral Hotel. Yvonne Chartrand 2 s’est inspirée de l’autobiographie d’Angel pour créer la chorégraphie. Le film suit Angel alors qu’elle déambule le long de la rue East Hastings, portée par les réminiscences de sa vie, jusqu’au hall désaffecté du célèbre Balmoral Hotel. Angel était beaucoup plus qu’une artiste. Elle était un exemple éclatant de résilience et de puissance autochtones, illustrant comment des siècles d’assimilation et de génocide culturel ont échoué à déraciner les Autochtones. Même si elle est maintenant sortie de scène, son histoire de résilience perdure.

En 2017, le Festival international du film de Toronto (TIFF) a demandé à Angel d’écrire une lettre à propos de son expérience comme actrice dans mes films. Malheureusement, le TIFF a depuis supprimé cette lettre – un geste d’effacement des Autochtones au sens littéral. J’ai donc reproduit ici les mots d’Angel, pour lui rendre un ultime hommage. Angel aura le dernier mot.

— Wayne Wapeemukwa

Le dernier mot d’Angel

Je m’appelle Angel Gates. J’ai eu la chance de jouer dans les films de Wayne Wapeemukwa, dont Balmoral Hotel et le long métrage Luk’Luk’I, sorti en 2017.

Il y a quelques années, j’ai reçu un appel de Wayne. J’imagine qu’il faisait de la recherche pour son film lorsqu’il est tombé sur un court métrage documentaire à propos de ma volonté de sortir de la prostitution. Il voulait, je crois, que je le conseille à propos du jargon et des réalités de mon travail, mais je lui ai dit : « Si tu veux une bonne actrice, tu devrais engager une vraie prostituée ». Il m’a offert le rôle. Je vais être honnête : au début, mon intention était de le plumer (les vieilles habitudes). En fin de compte, le processus en est devenu un d’émancipation et d’humanisation d’une industrie dans laquelle je suis entrée contre mon gré. Quand j’ai rencontré Wayne, j’étais sortie depuis à peine un an d’un cauchemar dans le commerce du sexe, qui en avait duré près de trente. Je me débattais toujours avec mon identité : y avait-il une vie après le crack et la prostitution, étais-je digne de m’en sortir? En apprenant à nous connaître, nous avons commencé à nous faire confiance. Wayne a été le premier homme à qui j’ai fait confiance après avoir quitté l’industrie. En tournant le film avec lui, j’ai trouvé une estime de moi que je n’avais jamais eu auparavant : j’avais survécu à une vie sur la rue qui aurait eu raison de la santé mentale de la plupart des gens (et même des filles qui travaillent aujourd’hui).

Faire des films comme Balmoral Hotel avec Wayne m’a permis de guérir. Je me suis libérée de certaines de mes plus profondes blessures et de mes plus grands regrets en les recréant à l’écran. J’ai ainsi pu me pardonner. Sur le plateau, Wayne a séché tant de mes larmes en me prenant dans ses bras. Je sentais que je racontais mon histoire. La mienne! C’était à moi de raconter MON histoire.

Je sais que beaucoup de personnes sont critiques du film. Elles parlent « d’exploitation ». Mais combien d’entre elles ont déjà risqué leur vie sur la rue, ou vu d’étranges hommes s’emparer d’une part de leur vertu jour après jour? Combien de ces personnes critiques de mon histoire ont déjà subi la haine et le dégoût de presque tout le monde qui croisait leur regard sauf des vieux hommes lubriques? Combien d’entre elles savent ce que c’est de se laisser violer chaque jour, tant et si bien qu’après avoir été attaquée par un fou qui vous casse tous les doigts, ce qui vous enrage le plus, c’est de ne pas avoir été payée? Et combien d’entre elles ont déjà vu une femme disparaître dans l’indifférence généralisée? Tout ceci n’est qu’un aperçu de ce que j’ai enduré sur la rue Hastings.

Wayne, notre distribution et notre équipe sont les personnes les plus courageuses que je connaisse et je les aime comme famille. Il faut être culotté pour raconter ce genre d’histoire et particulièrement quand ce sont les vôtres. Si Wayne n’avait pas eu autant à cœur de nous aider à le faire, comment ces récits n’auraient-ils jamais été entendus? Il y a des gens qui essaient d’embourgeoiser les Downtown Eastside du monde, des gens qui croient qu’on peut simplement se débarrasser de nous. Ce film ne raconte peut-être pas une histoire légère au dénouement heureux. Mais quand c’est l’histoire de votre vie, c’en est une de victoire. Il y a tant de douleur, mais à travers elle nous aimons et nous rions. Nos luttes sont belles parce que, peu importe ce que le monde pense de nous, nous avons survécu et nous continuons à nous battre.

J’ai dédié ma performance à mes sœurs disparues et assassinées. Je ne veux jamais qu’on les oublie. J’aurais facilement pu être l’une d’elles. J’espère que notre film, que vous l’aimiez ou que vous le détestiez, fasse parler du Downtown Eastside. Peut-être alors nous aidera-t-on, au lieu de nous enterrer sous de nouvelles constructions.

— Angel Gates